Le 7 mai 2025, un panel d’envergure a été organisé dans le cadre de FITA 2025, mettant en lumière l’internationalisation des entreprises tunisiennes et soulignant le rôle essentiel du capital-investissement comme levier clé de ce développement. Modéré par M. Mohamed Salah Frad, Président de l’ATIC ce panel a réuni quatre intervenants majeurs du secteur, dont M. Mazen AlKassem, chef de projet Qawafel, M. Noomane Fehri, CEO de MEDIN Fund, Mme Dhekra Khelifi, CEO de 216 Capital Ventures, et Mme Hela Hariz, Partner chez SPE Capital.
La recherche scientifique : un potentiel stratégique à valoriser
Lors de son intervention, M. Noomane a souligné que la recherche scientifique constitue un domaine clé pour la Tunisie, bien que son potentiel reste insuffisamment valorisé. Il a rappelé que le pays dispose d’un écosystème académique dynamique, avec plus de 1 500 chercheurs et 540 laboratoires, dont certains jouissent d’une réputation internationale. Ces atouts placent la Tunisie parmi les 10 premiers pays en matière de recherche scientifique, et même dans le top 2 pour la recherche féminine par habitant.
Cependant, M. Noomane a déploré un paradoxe criant : malgré cette excellence académique, la Tunisie se classe parmi les derniers (entre la 135e et 145e place) en ce qui concerne la valorisation des résultats de la recherche sur le marché. « Il y a un décalage énorme entre la production scientifique et son application économique », a-t-il constaté.
Pour inverser cette tendance, M. Noomane a insisté sur l’importance de penser multi-pays dès le départ, car la recherche scientifique ne peut plus se concevoir à l’échelle d’un seul pays. Il a toutefois précisé qu’une internationalisation réussie dépend du niveau de maturité du produit ou de la solution. « Il faut que l’innovation soit suffisamment aboutie avant de se lancer à l’étranger », a-t-il expliqué, tout en soulignant que certains secteurs, comme la deeptech, nécessitent une approche différente.
Dans ce cadre, il a cité l’exemple du MEDIN Fund, un fonds d’investissement spécialisé dans les technologies de rupture, qui cible trois axes stratégiques : la cybersécurité, la biotechnologie et les semi-conducteurs. Selon lui, ces domaines exigent une internationalisation précoce, notamment dans le private equity, où les investisseurs interviennent bien avant la commercialisation du produit. « Dans le secteur pharmaceutique, par exemple, les financements arrivent parfois 10 ans avant la mise sur le marché d’un médicament », a-t-il illustré.
M. Noomane a également insisté sur l’importance du TRL (Technology Readiness Level), une échelle de 1 à 9 permettant d’évaluer le degré de maturité d’une technologie, depuis la recherche fondamentale jusqu’à son industrialisation. « Ce critère est déterminant pour évaluer si une innovation est prête pour l’international », a-t-il affirmé.
216 Capital Ventures : l’investissement sans frontières géographiques
Mme. Dhekra a détaillé la stratégie d’investissement de 216 Capital Ventures, un fonds unique doté d’une structure bicompartimentée combinant un compartiment en dinars tunisiens pour soutenir l’écosystème local et un compartiment en devises permettant des investissements sans frontières géographiques. Cette double approche offre une flexibilité, à une condition clé : que les startups financées recrutent des talents tunisiens, créant ainsi un cercle vertueux pour l’économie du pays.
Elle a insisté sur l’importance de la scalabilité, une caractéristique essentielle pour toute startup, mais difficile à démontrer dans le contexte du marché tunisien, souvent trop restreint pour valider pleinement le potentiel de croissance. Selon elle, l’internationalisation ne doit intervenir qu’après une phase cruciale de validation du product-market fit sur le marché local. Cette étape permet d’ajuster le produit en fonction des retours des premiers utilisateurs et de s’assurer qu’il répond réellement à un besoin.
Une fois ce product-market fit atteint, la startup peut envisager une expansion à l’international. Cette transition nécessite une étude préalable, qui, d’après Mme. Dhekra, n’est pas particulièrement complexe. Elle dépend avant tout du modèle technologique et commercial de l’entreprise. C’est également à ce stade que les besoins en financement deviennent significatifs, avec des levées de fonds généralement comprises entre 500 000 et 1 million d’euros.
Depuis 2022, 216 Capital Ventures investit dans des startups technologiques en Tunisie, mais aussi dans la région nord-africaine et l’Afrique francophone, avec la condition que les projets recrutent et valorisent les talents tunisiens. Le fonds a soutenu une vingtaine de startups dans des secteurs variés : logistique, healthtech, e-commerce, fintech, etc.
Mme. Dhekra a rappelé que la startup, par nature, est une entité visant à sortir de son cadre local pour se développer globalement, tout en puisant dans son environnement local pour croître. Enfin, elle a livré une analyse sans concession de l’écosystème startup tunisien, comparant la création d’une startup à une naissance : « En Tunisie, une startup ne naît presque jamais de façon naturelle. Soit elle est le résultat d’une ‘césarienne’– soit elle émerge spontanément, mais c’est rare. » Cette métaphore illustre les défis structurels auxquels font face les entrepreneurs, tout en soulignant le rôle clé des investisseurs comme 216 Capital Ventures dans l’accélération de cette dynamique.
Qawafel : un projet dédié à l’expansion des entreprises tunisiennes sur le continent africain
Mazen AlKassem a présenté le projet Qawafel, une initiative ambitieuse visant à faciliter l’expansion des entreprises tunisiennes sur le continent africain, avec une focalisation initiale sur quatre pays cibles : la RDC, la Mauritanie, le Kenya et le Sénégal. Ce projet trouve son origine dans une étude réalisée en 2019 sur l’écosystème d’internationalisation, qui a révélé le besoin crucial d’accompagner les entreprises tunisiennes dans leur développement à l’international. Après une mise à jour post-COVID, le projet s’articule autour de trois axes majeurs : la structuration de l’écosystème d’internationalisation, la promotion de la diplomatie économique tunisienne en mettant en valeur le savoir-faire local, et la mise en place d’un cadre réglementaire propice à l’internationalisation.
M. Mazen a souligné que le financement, bien qu’important, ne constitue pas l’unique défi pour les entreprises tunisiennes. « Il s’agit avant tout d’une question de mindset », a-t-il expliqué, insistant sur la nécessité pour les dirigeants d’entreprises – hommes et femmes – d’adopter une vision à long terme et de consacrer les ressources nécessaires à leur expansion internationale. Selon lui, les compétences existent en Tunisie, mais elles ont besoin d’être encadrées et orientées.
Le capital humain apparaît comme un élément clé de cette équation. M. Mazen a mis en avant l’importance de former des équipes capables de naviguer dans les complexités interculturelles et réglementaires des marchés cibles. « L’internationalisation ne se limite pas à une question financière ; elle demande une compréhension approfondie du contexte local et une préparation minutieuse », a-t-il précisé.
Avant le lancement de Qawafel, l’équipe a constaté qu’il n’existait pas de structures proposant un programme complet d’accompagnement pour les entreprises, notamment les PME tunisiennes, contrairement aux startups qui bénéficient d’un écosystème plus développé. Bien que le CEPEX et le TABC existent, leurs services se limitent souvent à des missions de prospection ou d’organisation de rencontres B2B, sans offrir un suivi de A à Z. Ce constat a mené à la création d’un programme intégré comprenant formation, coaching et suivi avant et après l’expansion.
Le projet innove notamment par son approche des salons professionnels. Qawafel propose un accompagnement complet aux entreprises participantes, depuis la préparation des rencontres B2B jusqu’au suivi post-événement. Une initiative remarquable est l’organisation, en collaboration avec le CEPEX, d’un « salon inversé » du 23 au 25 juin, qui verra des acheteurs subsahariens venir en Tunisie pour découvrir l’écosystème local, visiter des sites de production et établir des relations de confiance avec les entreprises tunisiennes.
Cette approche holistique vise à pallier les écueils fréquents rencontrés par les entreprises tunisiennes : manque de préparation, méconnaissance des marchés cibles, et difficultés à établir des relations durables. En combinant formation, accompagnement stratégique et mise en relation, Qawafel se positionne comme un catalyseur pour l’expansion africaine des entreprises tunisiennes, tout en valorisant le savoir-faire national sur la scène continentale.
SPE Capital : un levier puissant pour les PME tunisiennes
Mme. Hela a présenté SPE Capital comme un fonds d’investissement actif en Afrique du Nord et subsaharienne, présent notamment en Tunisie, en Égypte, au Maroc et en Côte d’Ivoire. Avec des tickets d’investissement compris entre 20 et 30 millions de dollars et des bailleurs de fonds prestigieux comme l’AFD et la Banque Africaine de Développement, SPE Capital positionne le capital-investissement comme un véritable accélérateur pour l’expansion internationale des entreprises tunisiennes.
Mme. Hela a illustré l’impact du capital investissement à travers l’exemple des Laboratoires Vital, leader tunisien des compléments alimentaires avec 35% de parts de marché. Depuis l’entrée de SPE Capital en décembre 2022, l’entreprise a triplé son chiffre d’affaires à l’export grâce à une refonte de sa gouvernance, une amélioration de son management et la mise en place d’une stratégie de croissance ambitieuse, incluant des projets d’acquisition en Europe. Elle a aussi évoqué des exemples de PME tunisiennes qui ont réussi leur internationalisation et sont cotées en bourse, comme One Tech, mais ces entreprises ont généralement un accès facile au financement bancaire, étant souvent des groupes familiaux installés depuis plusieurs générations.
L’intervenante a identifié plusieurs obstacles majeurs à l’internationalisation des entreprises tunisiennes : la complexité des procédures de change en Tunisie, le décalage entre les zones de libre-échange théoriques et leur application pratique et la nécessité d’avoir un avantage compétitif clair (coûts, innovation, spécialisation sectorielle). Selon elle, les entreprises tunisiennes qui réussissent à l’international sont celles qui capitalisent sur des atouts spécifiques : compétitivité des coûts (main d’œuvre, logistique), positionnement dans des secteurs porteurs comme l’huile d’olive, ou capacité d’innovation leur permettant de rivaliser avec les géants asiatiques.
Mme. Hela a souligné que les startups doivent viser une internationalisation rapide dès que leur modèle est validé. En revanche, pour les PME, il est primordial de bâtir d’abord des fondations solides : adopter une gouvernance efficace, réunir une équipe de management qualifiée, et disposer des outils et ressources adéquats. Ainsi, l’internationalisation pour les PME intervient généralement à un stade plus mature, lorsque l’entreprise est bien consolidée.
Structuration, ambition et ouverture : les clés d’une internationalisation réussie
Ce panel a mis en lumière l’importance d’un écosystème structuré, capable de combiner financement adapté, stratégie d’internationalisation réfléchie, et valorisation du capital humain. Qu’il s’agisse de startups technologiques ou de PME industrielles, les intervenants ont souligné que l’ouverture à l’international ne peut se limiter à un simple changement d’échelle : elle implique une transformation profonde des modèles économiques, des mentalités et des approches de gouvernance. Le capital investissement, dans cette dynamique, apparaît non seulement comme un levier de croissance, mais aussi comme un catalyseur de structuration et d’ambition pour les entreprises tunisiennes désireuses de rayonner au-delà de leurs frontières.
Publié le 19 mai 2025, par Aya OUERTANI